Ephemeride

Ma vie, mes Jours, mes Nuits

Mardi 5 octobre 2010 à 20:57

La fille venait, toutes les deux semaines, là, sur le quai.
Toutes les deux semaines, elle étaient là, pomponnée, coiffée, la plus soigneusement habillée possible.
Et elle attendait. Elle attendait toujours au moins un quart d'heure. Elle attendait un train.
Ou plutôt, elle attendait un homme dans un train.

Elle était raide comme un i, à tordre ses doigts et ses mains, en les faisant craquer, sale habitude qu'elle avait gardée de son enfance. Elle se recoiffait toutes les cinq secondes, réajustait ses vêtements encore et encore.
Et regardait l'heure entre chacun de ses mouvements.
Parfois, elle répondait à un message sur son portable, un sourire mièvre aux lèvres, et l'on devinait qu'il s'agissait de lui.
L'Instant approchait.

Bientôt, l'heure était venue. Le train s'arrêtait dans un bruit de craie géante sur un tableau noir pour géant, et les portes s'ouvraient. Des flots de gens, des flots d'inconnus en sortaient, et se déversaient sur le quai. Ils parlaient, ils riaient, ils s'embrassaient, aussi, parfois. Et ils disparaissaient dans les profondeurs de la gare.
Elle les dévisageaient un à un, s'attardant à peine un dixième de seconde sur leur visage inconnu avant de passer à un autre, avant de trouver celui qu'elle attendait.
Et il apparaissait alors.
Lui.
Et aussitôt, elle cessait de gigoter.
Il souriait. Elle souriait.
Et l'espace d'un instant, leurs âmes se confondaient presque: un même bonheur les unissait.

Ils s'enlaçaient, et le monde soudain semblait s'effacer. Les bavardages, les rires, les gens qui apparaissaient et disparaissaient, tout ça n'avait plus la moindre réalité. La seule chose qui existait, c'était eux.
La seule chose qui comptait, c'était eux.

Et dans leurs yeux, leurs images respectives se reflétaient, et pourtant, ils n'y voyaient que l'autre.

L'Instant était présent.

Et elle lui montrait son monde, elle lui faisait visiter cet endroit qui n'était pas vraiment chez elle, mais qu'elle connaissait un peu.
Ils se prenaient par la main. Et tout allait bien.

Tout allait bien, toute la journée.

Mais le soir venu...Venait l'heure de revenir à la gare.

Comme une marche vers l'abattoir, ils faisaient de petits pas.
Elle regardait autours d'elle, paniquée, constatant que son corps avançait quand son âme voulait reculer.
Il lui serrait la main un peu plus fort.
Sur le quai, ils se serraient fort, comme s'ils avaient voulu abandonner une partie d'eux même, qui aurait pu rester avec l'autre.
Comme s'ils avaient pu se fondre l'un dans l'autre pour n'être plus qu'un même individu, qui aurait pu repartir ou rester, les contenant tous deux, pour qu'ils n'aient plus à se quitter.
Leurs regards un peu désespérés, leurs cœurs douloureux. Leurs cœurs. Leur cœur.

Mais ils suivaient les règles établies.
Ainsi allait la vie, ainsi était le jeu: une journée ensemble, pour tant de jours séparés.

Alors elle le regardait monter dans le train. Jusqu'au dernier instant, leurs regards se croisaient. Elle tentait d'imprimer sa présence au plus profond de son être, quelque part sur son âme. Elle tentait de voler son image, pour qu'il soit toujours un peu avec elle.

Et la porte se refermait.

L'instant d'avant, il était là.
Il n'était plus là.

Le train partait. Elle marchait, restant à peu près au même niveau que lui, pour quelques secondes. Mais déjà, ils s'éloignaient. Ce maudit train et son tendre amour.

L'instant d'avant, il était là.
Il n'était plus là.

Le quai était désert, hormis un vieil homme la regardant passer, accoudé à la barrière.

L'instant d'avant, il était là.
Il n'était plus là.

Sa vue se brouillait, elle se sentait soudain comme un château de cartes dans un courant d'air. Il lui semblait qu'au moindre geste, à la moindre secousse, elle se briserait en milliers de millions de morceaux.
Et se désagrègerait doucement dans l'air.

L'instant d'avant...
L'Instant était passé.

Puis elle souriait.
Elle était heureuse.

L'Instant reviendrait.


Par Kyra le Mardi 5 octobre 2010 à 21:25
Mon dieu.. On dirait moi. Le vendredi soir et le dimanche soir. C'est exactement ça.
Magnifique.
 

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